Pré-capital - formes populaires et rurales dans l’art contemporain
2017, MO.CO, Montpellier.
Cur. Emmanuelle Luciani et Charlotte Cosson.
Artists : Caroline Achaintre, Elise Carron, Eric Croes, Mimosa Echard, Aurélie Ferruel & Florentine Guedon, Yann Gerstberger, Bella Hunt & Ddc, Matteo Nasini, Samara Scott, Markus Selg, Santo Tolone, Natsuko Uchino, We Are The Painters.
FR/ Le milieu de l’art n’est qu’au « post » : postmoderne, post-Internet, post-humain… Dans la course au progrès, nos yeux restent rivés à l’après, au nouveau, à ce qui semble forcément mieux. A la suite d’Hegel qui a donné à l’Histoire un sens et un but, et dans la lignée d’un Occident gouverné par le perfectionnement des technologies, les théoriciens et artistes de la postmodernité[1] n’ont eu de cesse de faire écho à leur présent en délaissant un passé réduit à une boîte à outils de formes décontextualisées.
Toujours penser « l’après » revient à s’inscrire dans la lignée révolutionnaire d’un passé fait de mouvements en remplaçant toujours d’autres via des changements de direction radicaux. Cette façon très européenne – et typiquement française – d’envisager l’Histoire fait oublier que, de manière systématique, des courants majeurs et mineurs coexistent au sein d’une époque et que, souvent, la suivante voit resurgir le refoulé en lieu et place de la norme. Ainsi, par exemple, de l’économie de marché : timidement apparue au XVe siècle, elle ne remplace la « vie matérielle » qu’au XVIIIe pour petit à petit devenir le mode de vie dominant dans le monde depuis lors.[2]
Caroline Achaintre, Elise Carron, Eric Croes, Aurélie Ferruel & Florentine Guedon, Yann Gerstberger, Bella Hunt & DDC, Matteo Nasini, Santo Tolone, Natsuko Uchino et We Are The Painters travaillent la laine, la glaise, la chaux, les pigments naturels, la toile, le bronze, le cuir… Ils transforment leur matière première brute eux-mêmes, loin des objets manufacturés alimentant notre quotidien et les musées occidentaux depuis l’urinoir de Marcel Duchamp. Ils opèrent en cela un rapprochement avec des savoir-faire artisanaux, des savoir-faire souvent perdus dans les mégalopoles. Leur art est issu d’une connaissance rurale, ancestrale ; il ne pourrait émaner d’une capitale. Il se pose comme un art non capitaliste.
Les œuvres ici exposées sont à échelle humaine, éloignées du gigantisme propre à la société de consommation. Elles se développent de manière organique en contre-point des angles droits et de la froideur des matériaux synthétiques propres à la modernité. A l’image de l’architecture de Jaques Couelle tout en rondeur et en chaleur, ces œuvres pensent un habitat respectueux d’une humanité reconnectée à sa dimension naturelle. Elles proposent un vivre ensemble qui atténue les différences entre artistes et artisans, riches et pauvres, « nature » et « culture ». Il n’est donc pas étonnant de percevoir des précédents à cette approche au sein des théories sur l’humilité et les traditions vernaculaires qu’a développées Yanagi Sohetsu en contre-pied de l’industrialisation massive du Japon ou dans des pratiques italiennes issues d’un pays resté très agricole car ayant moins connu le boom économico-industriel des Trente Glorieuses.
Les artistes ici exposés développent une philosophie du lien qui pourrait les rapprocher en communauté. Ce vivre ensemble alternatif correspond à celui des « créatifs culturels »[3] qui, souvent, optent pour un mode de vie respectueux de l’environnement. Pourtant, la manière de produire des artistes de « pré-capital » n’est pas écologique par idéal mais par nécessité. Ceux-ci pourront produire même à l’issue d’un crash boursier et/ou électrique. Ces artistes répondent, parfois inconsciemment, à la nécessité pour notre époque de « payer la facture entropique »[4] de l’utilisation massive des ressources énergétiques de la Terre par la modernité.
Ces artistes en quête de savoir-faire ancestraux n’ont pas la naïveté de penser qu’il serait possible de retourner à un « état de nature »[5] parfait et antérieur à l’avènement de l’humanité. Mimosa Echard et Samara Scott insèrent d’ailleurs dans leur pratique les détritus amassés par la consommation. Elles soulignent en cela la nécessité pour la société à venir de prendre en compte plusieurs siècles d’accumulation pour l’accumulation. Les œuvres de « pré-capital » puisent ainsi à la source de l’humanité afin d’entrevoir sans peur un futur assumant notre présent.
[1] Paradoxalement au vu de l’immobilité ontologique dans laquelle ils se trouvent
[2] Braudel, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979
[3] Ray, Paul H., Anderson, Sherry Ruth, The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World, New York, Harmony Books, 2000
[4] Rifkin, Jeremy, La nouvelle société du coût marginal zéro : L'internet des objets, l'émergence des communaux collaboratifs et l'éclipse du capitalisme, Paris, Babel, 2016.
[5] Rousseau, Jean-Jacques, Du Contrat Social ou Principes du droit politique, 1762.
EN/ The art world is all about the 'post': postmodern, post-Internet, post-human... In the race for progress, our eyes remain riveted to the after, to the new, to what necessarily seems better. Following Hegel, who gave history a meaning and a purpose, and in the western tradition governed by the perfection of technology, the theorists and artists of postmodernity[1] have never ceased to echo their present by abandoning a past reduced to a toolbox of decontextualised forms.
Always thinking 'after' means following the revolutionary line of a past made up of movements that always replace others through radical changes of direction. This very European - and typically French - way of looking at history makes us forget that, systematically, major and minor currents coexist within an era and that, often, the next one sees the resurgence of the repressed in place of the norm. This is the case, for example, with the market economy, which first appeared timidly in the fifteenth century and only replaced 'material life' in the eighteenth century, before gradually becoming the dominant way of life in the world since then[2].
Caroline Achaintre, Elise Carron, Eric Croes, Aurélie Ferruel & Florentine Guedon, Yann Gerstberger, Bella Hunt & DDC, Matteo Nasini, Santo Tolone, Natsuko Uchino and We Are The Painters work with wool, clay, lime, natural pigments, canvas, bronze and leather. In doing so, they bring together artisanal skills, skills that are often lost in the megacities. Their art comes from a rural, ancestral knowledge; it could not emanate from a capital city. It is a non-capitalist art.
The works exhibited here are on a human scale, far removed from the gigantism of consumer society. They develop in an organic way as a counterpoint to the right angles and the coldness of synthetic materials typical of modernity. Like Jaques Couelle's architecture, all roundness and warmth, these works think of a habitat that respects a humanity reconnected to its natural dimension. They propose a way of living together that attenuates the differences between artists and craftsmen, rich and poor, "nature" and "culture". It is therefore not surprising to find precedents for this approach in the theories on humility and vernacular traditions developed by Yanagi Sohetsu in opposition to the massive industrialisation of Japan, or in Italian practices from a country that has remained very agricultural because it has experienced less of the economic-industrial boom of the Glorious Thirty.
The artists exhibited here develop a philosophy of connection that could bring them together in community. This alternative way of living together corresponds to that of "cultural creatives"[3] who often opt for an environmentally friendly lifestyle. However, the way in which "pre-capital" artists produce is not ecological by ideal but by necessity. They will be able to produce even after a stock market and/or electrical crash. These artists respond, sometimes unconsciously, to the need for our era to "pay the entropic bill"[4] of modernity's massive use of the Earth's energy resources.
These artists in search of ancestral know-how are not naive enough to think that it would be possible to return to a perfect "state of nature"[5] that predates the advent of humanity. Mimosa Echard and Samara Scott include the detritus of consumption in their practice. In so doing, they underline the need for the future society to take into account several centuries of accumulation for accumulation's sake. The works of "pre-capital" thus draw from the source of humanity in order to glimpse without fear a future that assumes our present.
Charlotte Cosson & Emmanuelle Luciani
[1] Paradoxically, given the ontological immobility in which they find themselves
[2] Braudel, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, 1979
[3] Ray, Paul H., Anderson, Sherry Ruth, The Cultural Creatives: How 50 Million People Are Changing the World, New York, Harmony Books, 2000
[4] Rifkin, Jeremy, The New Zero Marginal Cost Society: The Internet of Things, the Emergence of Collaborative Commons and the Eclipse of Capitalism, Paris, Babel, 2016.
[5] Rousseau, Jean-Jacques, The Social Contract or Principles of Political Law, 1762.